un Néandertal ou un Homo sapiens ??
(article paru dans "Le Monde" du 29 avril 2000, d'après un article de la revue britannique "Antiquity")
DEPUIS des milliers d'années, Homo sapiens sapiens, c'est-à-dire nous, l'espèce humaine, règne sur la planète. Nous savons aujourd'hui qu'il y a seulement 30 000 ans, il partageait son territoire avec Homo sapiens neandertalis. Une autre sous-espèce d'homme. Pas des hominidés à l'image de Lucy et de ses frères, qui, voici trois millions d'années, cherchaient leur voie dans le labyrinthe de l'évolution. De «vrais » hommes, avec lesquels nos ancêtres ont eu de multiples échanges culturels et économiques. Mais des hommes physiquement et génétiquement très différents de nous, et dont la lignée s'est éteinte il y a quelque vingt-sept mille ans pour des raisons encore mystérieuses.
Le fait est fascinant, dérangeant, parce qu'il met en cause l'unicité de l'espèce humaine. Depuis la première découverte, en 1856, de ses restes fossiles dans une grotte du val Neander, près de Düsseldorf, en Allemagne, notre cousin Neandertal n'a cessé de faire l'objet de travaux scientifiques poussés, suivis de débats toujours houleux. La dernière de ces études, à paraître prochainement dans la revue britannique "Antiquity", porte sur sa démographie en Europe, comparée à celle de son successeur de Cro-Magnon. Elle avait été précédée, en 1997 et en mars de cette année, de deux analyses de son ADN analogues à celle réalisée récemment sur le coeur du présumé Louis XVII.
Longtemps, l'homme de Neandertal a traîné une réputation de brute épaisse. Avec un front et un menton fuyants, une boîte crânienne en forme de chignon, une sorte de visière osseuse surmontant ses orbites, une silhouette râblée à la musculature puissante, Neandertal n'avait, il est vrai, rien d'un jeune premier. Physiquement, il était très différent de nous, et les paléontologues de la fin du XIXe siècle, sous le coup des écrits de Charles Darwin, ont voulu en faire le chaînon manquant entre le singe et l'homme d'aujourd'hui.
Encore maintenant, certains chercheurs le tiennent en piètre estime alors que « son cerveau était aussi gros que le nôtre, bien que d'une conformation différente». Ce qui n'empêche pas Ian Tattersall, directeur du département d'anthropologie au Museum américain d'histoire naturelle de New York, d'insister sur le fait que, si une étude récente a bien conclu que le moulage endocrânien des néandertaliens révélât « d'importantes similitudes avec le nôtre dans l'organisation externe », il apparaît aussi que «leur cortex d'association frontal (où, on le sait, s'effectue une grande partie des processus de la pensée) était peu développé, à l'instar de celui des hominidés antérieurs" (* Ian Tattersall: L'Émergence de l'homme, édition Galimard, 1999). Neandertal aurait donc été un être stupide. C'est aller un peu vite en besogne. Il maîtrisait parfaitement une technique très élaborée de taille des outils de pierre. Il enterrait ses morts, comme l'ont montré plusieurs études archéologiques, ce qui pourrait, reconnaît Ian Tattersall, dénoter une certaine forme de « vie spirituelle ». Mais le chercheur américain lui refuse le droit à la parole, ou, tout au moins, la faculté de communiquer verbalement, «comme notre espèce le fait». Selon lui, ce sont 1es premiers hommes modemes ayant occupé l'Europe et évincé les Néandertaliens qui sont à l'origine du langage, de le maîtrise des symboles, de l'art, de la musique.... Bref, ce sont les sapiens sapiens de Cro-Magnon qui ont inventé la civilisation.
DES STOCKS D'OCRE
Sur ce point, le débat est plus que vif. A partir des mêmes données archéologiques, les chercheurs arrivent souvent à des conclusions diamétralement opposées, fondées sur des critères autant philosophiques que scientifiques. "Notre discipline, reconnait Pierre-Yves DEMARS, de l'Institut de préhistoire et de géologie du quaternaire (CNRS, université de Bordeaux), présente la particularité - qui est à la fois un avantage et un désagrément - de toucher au domaine affectif . Nous sommes tous concernés de près par l'histoire de notre espèce ». Moins affirmatif que son confrère arnéricain, il souligne que les données recueillies sur les nombreux sites du Périgord fréquentés, il y a quelque 40 000 ans, par Cro-Magnon ou Neandertal ne permettent pas de discemer de différences fondamentales dans le mode de vie des deux groupes humains qui se côtoyaient alors dans la région. S'il est vrai que les peintures et les gravures des grottes ornées sont attribuables aux « hommes modemes », on a trouvé d'importants stocks d'ocre dans les campements néandertaliens, souligne le chercheur français. « Peut-être s'en servaient-ils pour s'orner le corps ou décorer des supports périssables, comme des peaux », qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous.
En fait, la seule certitude que l'on peut tirer des données recueillies lors des fouilles archéologiques est que l'homme de Neandertal est apparu il y a environ 200 000 ans. Voici 120 000 ans environ, il est présent un peu partout en Europe et en Asie occidentale. A la même époque, dans le sud de l'Afrique et en Ethiopie, on trouve des hommes modemes. Leur présence est avérée sur le territoire de Neandertal à partir de -100 000 ans en lsraël. 60 000 ans plus tard, ils ont investi toute l'Europe, où ils supplantent complètement Neandertal en moins de 13 000 ans.
DIVERGENCES GÉNÉTIQUES
Que s'est-il passé durant cette époque charnière
? Pour en avoir le coeur net, Pierre-Yves Demars et Jean-Pierre
Bocquet-Appel, démographe au laboratoire de dynamique des
populations humaines (CNRS, Paris), ont reconstitué sur
ordinateur la distribution spatiale et temporelle des hommes modemes
et des néandertaliens à partir des données
recueillies sur 468 sites attribués à ces deux groupes
humains. «Nous savions simplement que les hommes modernes
avaient envahi l'Europe d'est en ouest », explique
Pierre-Yves Demars. En modélisant les mouvements de population
de cette époque, les deux hommes ont pu visualiser cette
invasion. « Une véritable vague » qui prend
naissance en Asie centrale il y a 35 000 ans pour déferler
jusqu'à l'Atlantique, qu'elle atteint dés - 32 500
ans.
Vers - 33 750, on voit apparaître les premières «taches » d'éclaireurs modernes en Allemagne et aux deux extrémités des Pyrénées. Vers- 30 000, ne subsistent plus que deux petites poches de néandertaliens dans le sud-ouest de la France et dans l'extrême sud-ouest de l'Espagne ; 2 750 ans plus tard, ils ont totalement disparu...
La rapidité de cette évolution et, surtout, la
répartition géographique des deux populations durant
cette période semblent corroborer les indications fournies par
la génétique. L'analyse
d'ADN réalisée iI y a trois ans par le
Suédois Svante Pääbo a en effet montré que
Neandertal était génétiquement très
éloigné de nous et qu'il avait probablement
divergé de la branche conduisant à notre ancêtre
commun, Homo erectus, il y a 600 000 ans (Le Monde du 12 juillet
1997).
Ces conclusions ont été confortées par une seconde analyse d'ADN faite à l'université Columbia de New York iI y a un mois. Neandertal ne serait donc pas, comme certains le pensaient, notre ancêtre, mais un cousin. Dans ces conditions, les Européens modemes seraient donc bien issus d'une vague d'immgration partie d'Afrique il y a un peu plus de 100 000 ans pour submerger l'Asie et l'Europe. Un raz-de-marée auquel Neandertal n'aurait pu résister.
Trop robustes et donc trop fragiles
EN EUROPE, la confrontation des néanderta et des hommes modernes a coïncidé avec une baisse de la température moyenne qui devait conduire au dernier maximum glaciaire, il y a environ 20 000 ans. A ce lent refroidisement, qui débuta vers - 36 000 ans, s'est ajouté à cette époque une augnemtation de l'aridité, remarquent Jean-Pierre Bocquet-Appel et Pierre Yves DEMARS dans leur étude. Selon eux, conjonction de cet événement climatique et de l'arrivée massive des Cro-Magnon pourrait être à l'origine de la disparition des néandertaliens. Ces demiers, expliquent les deux chercheurs, se seraient réfugiés dans des zones plus arrosées, dans les régions du sud-ouest, près de l'Atlantique. Dans une deuxième phase, ces mêmes zones plus riches auraient été colonisées par les nouveaux arrivants.
La thèse est séduisante. Pourtant, les solides néandertaliens en avaient vu d'autres. En près de de 200 000 ans, ils avaient connu des situations beaucoup plus difficiles et même une autre glaciation. Mais ils n'avaient sans doute jamais dû faire face à une telle concurrence.Comment leur.sort fut-il réglé ?On ne peut, certes, exclure la violence, une sorte de génocide. Pourtant, le pire n'est pas certain. « Je ne prétends pas qu'ils ne"bouffaient" pas l'un l'autre de temps en tempsquand l'occasion se présentait, estime Yves Coppens, professeur au Collège de France. Mais je crois que Néandertal était tout simplement moins bien adapté. Cela peut suffire pour faire dispaître des espèces animales ou même des civilisations, par la seule loi de l'évolution. Tout comme, de nos jours, des PMe font faillite parce qu'elles ne savent pas se plier aux nouvelles conditions de l'économie".
A cet égard, leur robustesse même a pu constituer pour eux un handicap. "Peut-être avaient-ils besoin, de plus de nourriture que les hommes modernes, plus graciles", avancePierre-Yves DEMARS. Pour cette raison, ils ont peut-être "moins bien supporté la pénurie causée par la sécheresse et la surpopulation dans une niche écologique réduite". En tout cas, estime le chercheur, "il y a eu des échanges entre les deux groupes, c'est évident, une acculturation croisée". Les hommes modernes ont peut-être apporté une certaine conception artistique aux néandertaliens qui, vivant depuis très longtemps dans la région, ont pu transmettre leur connaissance de la faune et des ressources locales.
HYBRIDATION PEU PROBABLE
Leurs relations sont-elles allées plus loin ? Sefondant sur l'observation rare, mais appalemment incontestable, de caractères plus ou moins « néandertaliens » chez certains de nos contemporains, des chercheurs ont avancé l'hypothèse d'une hybridation.Une assimilation des derniers hommes de Neandertal qui se seraient fondus dans la foule de leurs colonisateurs.
Les anthropologues n'excluent absolument pas que ces deux sous-espèces de sapiens aient pu être interfécondes. Le scenario est plausible, mais il semble peu probable. Ne serait-ce qu'en "l'absence de populations clairement identifiées en Europe", écrit Jean-Jacques JAEGER, directeur du laboratoire paléontologique de l'Institut des sciences de l'évolution (Les Mondes fossiles, Editions Odile Jacob).
Si des croisements entre les groupes ont eu lieu, ils ont sans doute été très limités. Les écarts génétiques que montrent les analyses d'ADN de ces deux espèces semblent le confirmer. Ainsi que le fait que les néandertaliens les plus anciens, qui vivaient en Israel il y a 100 000 ans, semblent plus proches morpholigiquement des hommes modernes que ceux qui chassaient dans le Périgord 60 000 ans plus tard. Cet élément confirmerait que ces deux branches humaines, issue du même tronc il y a quelques 600 000 ans, ont évolué séparement en se différentiant de plus en plus.
Quoiqu'il en soit, même si le faisceau de présomptions semble converger vers une extinction de Neandertal sans descendance, le débat reste ouvert. Et sans doute pour longtemps. « Dans notre discipline sourit Pierre-Yves Demals, la vérité sort d'un lent processus de consensus autour de l'analyse des données de terrain et non pas du jaillissement de la réalité". « L'accord se fait lentement conclut-il. Je connais des hypothéses qui ont duré cinquante ans avant d'être abandonnées ».